Que reste-t-il de nos amours ?

 

Accepter l'idée que l'obtention du« mariage pour tous », en France, parachève les mouvements de libération gay initiés au XXe siècle, signifierait aussi admettre que ce que nous avons pu vivre avant d'atteindre ce Graal ne constituait au mieux que des formes embryonnaires, encore bien maladroites, de notre bonheur à venir, au pire des modalités d'existence seulement contraintes et nullement issues d'un désir positivement défini. Dans cette conception progressiste de l'histoire gay, le fait de vivre en couple au grand jour (coming out) avant l'obtention du mariage aurait alors représenté une forme d'existence de type avant-gardiste pour les gays, tandis que ceux qui se contentaient de dériver auraient constitué le lumpenproletariat gay, heureusement amené à disparaître... Mais les lucioles n'ont pas encore tout à fait disparu, et si le génocide culturel concernant les marges situées hors de l'homosexualité « blanche » est bien en marche, on peut encore chercher à l'enrayer, en commençant par saisir tout l'arrière-plan politique, racialiste et classiste de cette question. Si les gays peuvent avoir partie liée avec la plèbe, c'est à la condition de résister au mouvement d'intégration et d'inclusion dont l'accès au mariage est le signe le plus tangible. Si nous acceptions cette marche vers la respectabilité sans faire défection à cette occasion, c'est là que nos existences, nos désirs, nos amours s'aboliraient ; ils seraient alors reconduits au statut de simples moments appelés à être dépassés, selon un mouvement dialectique faisant du couple et du mariage la réalisation de ce que nos existences, si imparfaitement, dans l'obscurité de leur âge et de leur irrationalité, auraient cherché à tâtons. Non, nos gestes de dérive valaient et continuent de valoir pour eux-mêmes !

Des gestes de résistance à l'égard de l'intégration/normalisation contemporaine de l'homosexualité existent encore aujourd'hui, comme en témoigne notamment le film désopilant de Jean-Gabriel Périot, Avant j'étais triste (2002). Sur le mode de la dérision, et en une minute et quarante secondes, il parvient à toucher l'essentiel en mettant en évidence la logique même de la revendication d'un mariage gay poussée jusqu'à l'absurde. L'énoncé du titre « Avant j'étais triste » vise ironiquement une période passée renvoyant à une sexualité débridée (le réalisateur se met lui-même en scène, sur la base d'un photomontage, intervenant en contre-point vis-à-vis du texte), la voix off affectant de reprendre à son compte le discours habituel de la vulgate psychanalytique sur la supposée impossibilité de se fixer et d'avoir une relation durable avec un (ou une) partenaire. Ce point de départ ironique permet ensuite de présenter le pacs qu'il signe avec son ami comme une planche de salut : « Ma vie a changé. Je me suis pacsé. J'ai enfin retrouvé ma dignité », et du mariage la réalisation même du bonheur. Mais, alors qu'on s'attendrait à la préfiguration d'un mariage gay (on voit même passer fugitivement l'image du réalisateur avec une coiffe de mariée, à l'évocation du mariage), Jean-Gabriel Périot a l'excellente idée de montrer le mariage du personnage qu'il incarne avec une fille : « Et puis, on a enfin pu se marier. C'était bien de pouvoir vraiment s'intégrer. Maintenant, plus personne ne nous regarde mal. Moi j'ai épousé Sylviane. Elle est gentille, ses parents m'aiment bien. Maintenant, je suis un homo bien dans sa peau. Pour être heureux, faites comme moi : devenez hétéro ». Sur l'image de fin, la formule : « l’hétérosexualité c'est l'avenir pour tous les gays » préfigure bel et bien les slogans en faveur du mariage gay.

La logique matrimoniale déjà à l’œuvre dans la revendication du pacs est poussée à l'extrême : en représentant un mariage hétérosexuel, le réalisateur abolit une petite différence (celle du sexe des contractants) pour montrer en quoi le mariage gay inscrit l'homosexualité au sein d'une véritable normativité sociale. Mais il met aussi en évidence le fait que l'écart entre l'homosexualité et l'hétérosexualité ne peut se réduire à une simple différence de sexe dans le choix du conjoint : en donnant à voir le mariage gay à travers les images d'un mariage hétérosexuel, il établit leur caractère foncièrement indiscernable, et donc la négation même de l'homosexualité que constitue le mariage entre personnes de même sexe.

Jean-Gabriel Périot s'attaque de front à l'image d'une homosexualité se voulant respectable et adopte une logique exactement inverse à celle des gays qui ont tout fait pour présenter une image proprette d'eux-mêmes, fût-ce au prix du sacrifice des Folles, jugées trop voyantes. Là où les gays ont cherché à minimiser la dimension sexuelle de l'identité dont ils se revendiquaient pour faire entendre leur voix (et la substitution du terme « gay » à celui d'« homosexuel » a aussi - pas seulement ! - cette fonction), le réalisateur tord le bâton exactement en sens inverse. Le film Gay ?
(2000), lui aussi très bref (1'48) et tout aussi drôle que le premier, commence comme un coming out classique. Le personnage présent à l'écran (Gaby), filmé en gros plan, est le réalisateur lui-même ; il se dit « homo »,« gay », indique qu'il vit avec un garçon, qu'ils s'aiment, et qu'il est heureux et épanoui. Mais vers la soixantième seconde tout bascule, et le coming out est alors bien davantage dans tout ce qui va suivre : puisqu'il s'agit de ne plus se cacher, de se dire aux autres, alors le personnage va énoncer ce que signifie pour lui, au plus intime, le fait d'être gay. Trouant la bienséance, il déclare le plus tranquillement du monde : « [ ... ] je voulais
profiter de cette soirée aussi pour dire quelque chose qui venait du fond du cœur ; c'est que moi, ce que j'aime vraiment, c'est les bites ». Et il continue dans le même registre, renversant le tableau d'une homosexualité qui se veut respectable : « Être pédé, c'est pas forcément être de bon goût tout le temps, aimer Mozart et savoir danser sur Dalida, parler peinture, parler de cinéma d'art et d'essai, aller à des défilés, et avoir des bons jobs, des bons revenus, former des petits couples élégants et présentables dans les dîners mondains. C'est pas que ça être pédé. C'est se faire prendre en écoutant Dalida, c'est se faire prendre en écoutant de l'opéra, c'est sucer des bites, et c'est ça que j'aime dans "être pédé", c'est pas que le raffinement ». Cette performance inconvenante constitue en cela même une forme de résistance en acte contre les avancées d'une homosexualité respectable, et notamment vis-à-vis de l'idée du coming out comme l'indice univoque d'une libération gay, à travers une libération de la parole, à travers le fait d'assumer sa sexualité.

Si bien sûr il n'est pas question de regretter les temps de la condamnation au placard, il ne s'agit pourtant pas de faire du coming out le passage obligé d'une libération sexuelle : d'une part parce qu'il entérine la dissymétrie selon laquelle l'hétérosexualité étant présupposée, elle n'a pas à « s'avouer », et d'autre part en ce que cet acte de parole supposé révéler ce qu'on est s'effectue aux conditions sociales et culturelles de son acceptabilité. Il constitue, dès lors, un premier pas sur la voie de la reconnaissance d'une homosexualité dicible, c'est-à-dire respectable. Périot parvient ici, par le simple contenu des paroles, à rendre scandaleux l'acte par lequel on énonce son homosexualité - et rendre le coming out scandaleux, n'est-ce pas le début d'une réactivation d'un devenir-délinquant de l'homosexualité? On retrouve là encore une grande proximité avec les mots de Guy Hocquenghem, un même rejet de ce qu'il appelait l'homosexualité « blanche » : « Quand l'homosexualité s'avoue et se rationalise, elle tente de repousser dans l'ombre ses anciens compagnons des bas-fonds. La rupture avec les amours interclassistes est la condition du salut homosexuel. »

 

Alain Naze
Manifeste contre la normalisation gay
Éditions La fabrique, Paris, 2017